COUP DE FOUDRE : PHANTASME ET REALITE

 

Cette fois-ci, elle a fait le choix de m’emporter avec elle ; j’ai donc été obligé, bien malgré moi, de laisser Wu toute seule sur notre étagère. Cela me fait tout drôle de percevoir les embruns à nouveau sur mes pages. Je reconnais le sentier de terre en érosion qu’elle a parcouru en pleurant l’année dernière, et qui semble de plus en plus sur le point de s’effondrer. Après un regard à la mer en contre-bas, elle recule comme pour échapper à une attirance dangereuse et vaine. Ce faisant, elle touche une étoffe soyeuse, puis une main, puis lève les yeux sur un visage. Yodi lui sourit. Absorbé lui aussi dans la contemplation de la mer, il a laissé un espace prudent entre l’endroit où il se tient et le bord de la falaise.

– Tu sais, dit soudain Natacha, comme malgré elle, je ne t’ai jamais vraiment raconté : je suis venue ici, sur cette falaise, juste après la mort de Paul. J’ai marché et remarché le long de ce sentier. Je regardais en bas et je… j’étais tentée…

– Ma pauvre chérie, dit-il en la prenant dans ses bras.

Ils  restent quelque temps en silence. Ils semblent capter une partie de la force et de l’énergie qui se dégage de ces immenses vagues, alors que moi je sens mes pages s’amollir, sensation étrange mais pas désagréable.

– Cela a bouleversé tant de choses en moi, reprend Natacha. Toute ma vie, j’avais tenté d’éviter ce moment d’abandon terrible, où je serais abandonnée à nouveau, comme lorsque j’étais enfant – seule témoin de mes pleurs, où personne ne se souciant vraiment de savoir si j’étais encore en vie…

– Oui, ou même si tu avais été dévorée par des bêtes sauvages, dit Yodi, personne ne s’en serait aperçu. I know the feeling…

– La chair à vif, sans anesthésie. Toute la détresse de mon enfance me revenait, comme en boomerang. Et bizarrement, cette année de deuil, a été en fait la meilleure chose qui me soit arrivée : j’ai pu enfin tourner la page. Le jour où je t’ai rencontré, un grand feu s’est allumé rouge et or dans mon cœur et a tout embrasé autour de moi. J’étais dans un état de transe. La terrasse de ce café que je connaissais bien, elle me semblait tout à coup si différente ! La bâche jaune pâle avait été relevée dans la lumière adoucie de cette soirée d’été pour laisser toute liberté aux regards de s’attarder sur le cours d’eau en face… Moi je ne voyais que l’éclat de tes yeux verts – aucun souvenir de ce que nous avons dit ce soir-là. Je sentais la pression de tes mains sur la peau nue de mes cuisses sous ma robe légère de coton…

– Comment ça ? Mais je ne te touchais pas !

– Je sais bien que tu ne me touchais pas – pas encore…

Yodi a le regard dans le vague, tout à l’émotion de cette évocation :

– Au bout d’un long moment, nous avons enfin remarqué le sourire amusé du serveur. La nuit était tombée. La terrasse autour de nous avait été entièrement débarrassée de ses tables. Seule restait la nôtre, incongrue au milieu de cet espace vide. La situation était vraiment drôle mais je ne sais plus si nous avons ri.

– Même pas. Nous étions au-delà du rire. Marchant le long du trottoir, tu as passé délicatement un bras autour de mon épaule et tu m’as dit que nous nous connaissions depuis toujours, tu te souviens ?

– Oui, et qu’ensuite je t’avais perdue et que j’avais vécu longtemps seul et misérable, sans la chaleur de ton corps contre le mien… Pendant toutes ces années passées dans ce pays, avant de te rencontrer, reprend-il sur un ton plus grave, j’étais encore emprisonné – dans mon passé. C’est toi qui m’as libéré.

 

J’aimerais pouvoir dire de belles choses comme ça à Wu, mais je n’ose pas.