SOLITUDE EN SOCIETE
Tous ces gens qui vous compliquent la vie sans cesse, comme à plaisir, qui répondent à côté à vos questions, qui parlent sérieusement de choses insignifiantes et font de l’humour sans être drôles. On dirait qu’ils ne perçoivent que l’apparence des choses. Ils parlent de choses futiles, auxquelles ils ne s’intéressent pas eux-mêmes. Et c’était censé être une rencontre littéraire. Un découragement m’envahit soudain.
« Oui, tu peux poser ta coupe ici ». Celle qui vient de m’adresser ces mots est jeune et rayonnante. Elle est belle sans l’être toutefois. Elle a des morceaux d’étoiles accrochés à ses cheveux d’un blond vénitien. Dans ses yeux rieurs on voit qu’elle n’a jamais connu le malheur. Elle a vu que j’étais empêtrée avec ma coupe vide mon livre mon cahier et elle m’a proposé spontanément de l’aide. J’ai l’impression que cette jeune femme aux yeux rieurs est une exception, qu’elle m’invite silencieusement à déverser mes pensées dans les siennes : je perçois des mots, des images… des dauphins soulèvent les vagues de leur nez, leur visage fendu d’un large sourire… Puis la communication est interrompue : ma voisine de gauche – maquillage discret, coupe parfaite, pas un cheveu qui dépasse – me lance une banalité d’un air las. On dirait qu’elle se croit obligée de remplir un devoir qui lui coûte, alors que personne ne lui demande rien, surtout pas moi. Elle semble à la fois attendre une réponse et n’en désirer aucune. Elle est comme à côté d’elle-même. Je me souviens de la main qu’elle m’a tendue tout à l’heure, quand nous avons été présentées, du ressenti de cette entité molle et inanimée. La jeune femme souriante m’adresse un hochement de tête encourageant. Je regarde mieux ma voisine et perçois dans son ombre une lumière, une sorte d’aura, certes faible, mais bien présente.
Ta communication était très originale, me dit l’un de mes collègues. Tu as un esprit fantaisiste. « Non, pas fantaisiste, brillant ! » La réponse a fusé, inhabituelle, iconoclaste. Mais est-ce vraiment moi qui ai proféré ces paroles du tac au tac ? Je n’aurais pas dû boire de champagne ! Autour de nous, les mots les sons s’entremêlent s’entrecroisent. Ils ne font plus sens, comme quand j’étais enfant et que je me répétais « fourmi, fourmi, fourmi …» inlassablement, jusqu’à sentir la perte du sens. C’est curieux quand même, moins ce qu’ils disent est intéressant et plus ils parlent fort, c’est inversement proportionnel. Celle qui a fait la conférence du milieu de la matinée tout à l’heure ne parlait pas fort du tout et pourtant l’on pouvait distinguer chaque mot. Son exposé était passionnant, son ton mesuré, calme, chaque phrase comme un cadeau présenté à toutes et à chacun, à chacune et à tous.
La jeune femme aux yeux rieurs me sourit à nouveau ; elle semble avoir une réserve inépuisable de lumière liquide dorée qu’elle déverse sur l’assistance comme un baume. Mais curieusement, les autres ne semblent pas percevoir sa présence. Il faut dire qu’ils ont chacun et chacune une chimère accrochée à leurs épaules qui leur bouche les oreilles, leur cache les yeux et leur étire la bouche : pas étonnant que leurs mots sortent déformés ! Je n’avais pas remarqué tout à l’heure mais tout de même, cette jeune femme est pourtant bien visible : sa robe vert émeraude, d’une étoffe soyeuse qui renvoie et accroche la lumière à la fois, tombe en plis souples tout autour d’elle, les manches évasées soulignent discrètement chacun de ses mouvements. Elle me rappelle vaguement quelqu’un mais je n’arrive pas à me concentrer pour préciser cette impression. Je savais que je n’aurais pas dû accepter cette coupe de champagne ! Cela trouble tout de suite mes perceptions, contrairement à tous ces gens autour de moi qui ont bu plusieurs coupes et dont la perception ne semble pas plus affectée qu’à l’ordinaire. Elle paraît tellement plus vivante qu’eux tous ! Sa présence est lumineuse. Elle rit en réponse à l’un des commentaires insipides de son voisin immédiat, d’un rire qui jaillit soudain, qui semble sincère ; elle a l’air de bien s’amuser, alors que moi je m’ennuie mortellement. Je vois dans le grand miroir en face de moi qu’elle a la même taille que moi ; la même cicatrice lui barre la joue, beaucoup plus fine certes, mais au même endroit. Elle est celle que j’aurais été dans un monde idéal – un double lumineux sur un autre plan d’existence, dans un autre espace-temps.