Antigone dans la poésie d’Emily Dickinson

Désormais considérée outre-Atlantique comme l’un des plus grands génies littéraires américains du XIXe siècle, Emily Dickinson est à peine connue en France. Quant à sa poésie, les avis sont partagés. Certains n’hésitent pas à la qualifier d’obscure, voire d’incompréhensible, d’autres affirment qu’elle n’a pas besoin d’être analysée, qu’il suffit au lecteur de se  laisser porter par les mots, les sonorités et les silences de cette poésie « pas comme les autres », qui mêle le prosaïque et l’étrange, le simple et le mystérieux ; d’autres enfin tiennent à vous prévenir que la lecture de quelques lignes seulement (et son œuvre est immense) peut changer votre façon de penser, de voir – ou de ne pas voir. Dans une forme fort simple en apparence, la poésie de Dickinson nous pousse à considérer, derrière l’opacité des choses, cette Vie qui  est  « Là-bas – derrière l’Etagère ».

A l’instar de l’héroïne de la pièce de Sophocle, et au risque d’être sacrifiée, l’Antigone qui dit sa révolte, dans la poésie de Dickinson, se pose comme un sujet. Mais contrairement à son modèle, elle reste en vie – le temps de l’énonciation d’un poème. Peut-être qu’accepter de mourir reviendrait à accepter prématurément, et donc inutilement, la métamorphose en objet. Cette renonciation dans la dignité s’inscrit dans le paradoxe du poème 853 : « When One has given up One’s life / The parting with the rest / Feels easy ». Dans la grammaire du genre et de ses représentations, Antigone ne fonctionne-t-elle pas comme l’exception qui confirme la règle, renforçant le stéréotype, au lieu de l’affaiblir ? Le dessein de la réécriture de l’archétype à laquelle se livrent les poèmes de Dickinson est au contraire de sortir le personnage féminin de ce statut d’exception, poursuivant en cela la vaste entreprise de réécriture du personnage féminin – ou persona – qui débute véritablement au début du XIXe siècle. L’ambition n’est plus de déroger à la règle qui constitue le masculin en référent générique, mais de changer cette règle en faisant pression sur la grammaire du sujet et d’inaugurer pour ce faire une référence dédoublée. Emily Dickinson a su construire une rhétorique de la marge qui n’enferme pas dans un particularisme et donc n’empêche pas l’accès à l’universel. Le recours au chiasme et à l’oxymore, figures fréquentes dans la poésie de Dickinson, met en lumière les rapports complexes et ambigus que le sujet entretient avec lui-même – son centre élusif et ses marges instables.