Jane Eyre, Antigone moderne

Publié en 1847, à une époque où le personnage féminin a peu d’antécédents littéraires de grande envergure encore et reste très largement à construire, Jane Eyre frappe par la complexité de sa composition, la diversité de ses emprunts, et la profondeur de son personnage principal. Alors que la conception du personnage féminin qui prévalait alors n’était pas très différente de celle qu’entretenait Aristote[1], la première moitié du XIXe siècle, grâce notamment à des auteurs comme Charlotte Brontë, a été transformée en période d’expérimentation, dans laquelle s’est constitué un véritable laboratoire de recherche à propos du genre en littérature[2]. Les matériaux disponibles, c’est-à-dire, de fait, quelques héroïnes shakespeariennes, de rares personnages au cours du siècle précédent, ainsi que les persona de certains romans de Jane Austen, doivent donc être utilisés au mieux. Plus en amont, certaines figures anciennes représentent une source d’inspiration, mais aussi un paradigme dangereux. Parfois figés en stéréotypes, ces modèles prestigieux sont en effet susceptibles d’entraver, autant que de faciliter, l’élaboration de ces constructions discursives que sont les personnages.

Le fait d’examiner, dans le roman de Brontë,  les traces intertextuelles de trois figures archétypales, Lilith, Antigone et la femme de Barbe bleue, permet de faire apparaître un pattern dans ce dernier, mais aussi d’apprécier les stratégies argumentatives spécifiques qui sont les siennes. Posant un regard sur le monde à partir d’un point de vue différent, cette œuvre se préoccupe de subjectivité littéraire en privilégiant l’exploration d’une conscience de femme. La perspective de genre et la complexité du personnage éponyme sont à l’origine d’une vision novatrice du sujet, qui annonce les concepts ricœuriens de mêmeté et d’ipséité. Selon Ricœur, qui explique dans Soi-même comme un autre que l’altérité fait partie du sujet à part entière par le biais de ce qu’il nomme l’ipséité, il convient en effet de « dissocier deux significations majeures de l’identité, selon que l’on entend par identique l’équivalent de l’idem ou de l’ipse latin »[3]. Il est intéressant d’examiner la construction en palimpseste de Jane Eyre à la lumière de ces concepts.

[1] Aristote, en décrivant les genres de personnages littéraires, précise ceci : « Il y aura caractère si les paroles ou l’action rendent manifeste un choix ; et le caractère sera bon si le choix est bon. Et cela est possible pour chaque genre de personnage : une femme tout comme un esclave, même si le premier genre est assez inférieur, et le second tout à fait bas » : Aristote, Poétique, traduction de Michel Magnien, Collection Le Livre de Poche classique, 1990, chapitre 15, 1454b 20, Paris, Librairie Générale Française, p. 107.

[2] Le terme est entendu ici au sens de gender.

[3] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Editions du Seuil, 1990, p. 12.