L’EVEIL

L’amour de l’autre dissipe nos voiles d’oubli et nous permet de redevenir enfin nous-même.

 

Tu étais la première à répondre à mes messages codés. J’étais si seul, si différent de tous les autres livres autour de moi. Tu étais belle – et solide aussi. J’ai tout de suite aimé le chic de ta parure, le gris pâle de ta couverture rehaussé d’un titre en lettres d’argent et l’assise de ton être. Tu étais une œuvre, face à mon vide de mots. De mes pages vierges, de mon titre, de ma tranche dorée, je sentis croître des antennes qui s’étiraient jusqu’à toi. Des antennes frémissantes invisibles cherchaient à effleurer ma reliure. Nos antennes se cherchaient sans cesse. Je n’avais de perception que pour toi, je ne pensais plus qu’à te frôler. Je fantasmais. Sans cesse j’imaginais que je pourrais peut-être effleurer une partie de ton intimité au prochain courant d’air dans la pièce.

Notre première nuit ensemble – quand la pièce assombrie est devenue sanctuaire, est devenue temple, puis boudoir, chambre à coucher, quand nos pages se sont enfin frôlées… tout mon être de papier frémissait, s’offrait à ton toucher, à la subtile caresse de tes messages sensuels sur mes pages. Quand tu as guidé mon faisceau lumineux vers l’intérieur de tes feuillets, j’ai senti ton frisson de plaisir à travers le mien. Tes lettres intimes, tes sous-titres, tous tes paragraphes étaient des mondes à explorer. Le toucher de ton grain de papier, je l’ai aimé à la folie. C’était ma première fois – de même pour toi. J’ai aimé aussi nos réveils chaque jour, quand nous sortions de notre arrêt de sensations momentané.

Comme j’ai détesté le jour où Natacha t’a prise sur l’étagère pour t’emporter loin de moi ! « Tiens, j’ai envie de relire Wuthering Heights », avait-elle lancé, désinvolte, à son compagnon – sans penser un seul instant au mal absolu qu’elle causait. Du coin de la tranche, je t’ai aperçue – jour après jour – posée sur la table de chevet dans leur chambre. Que dire de l’agonie que j’ai ressentie dans les entrailles de mes pages lorsqu’elle a enfoncé un marque-page dans tes profondeurs.

J’étais perdu sans les caresses de tes antennes frémissantes, le toucher de ta couverture grise. Je ne pouvais même plus t’effleurer. Et toi, toi, tu étais partie sans même un frémissement de feuille. Je te sentais indifférente, lointaine, toute à ton office d’œuvre lue et relue et tant aimée. Je t’imaginais comblée, heureuse, donnant tes lettres, tes syllabes, offrant la chair de ton verbe sans retenue. Et moi j’étais seul. Seul et vide. Et toujours pas un seul mot sur les lignes noires de mes pages. Ce fut le moment le plus désespérant de mon séjour sur l’étagère : j’avais tout perdu en te perdant.

Et maintenant, maintenant, je suis tellement heureux de t’avoir retrouvée – et de m’être retrouvé. Je me souviens encore de mon émoi lorsque la mémoire m’est revenue, le dispositif d’oblivion ayant été enfin levé. La chaleur de ton souffle sur mon arrête centrale : j’ai senti mes pages s’allonger pour retrouver la forme de mes ailes, quand j’ai senti ce qui avait été la tranche de ma condition d’être de papier redevenir ma colonne vertébrale, quand tes lèvres sur les miennes. Puis ayant laissé là nos dépouilles de papier, ayant retrouvé notre condition d’êtres chrangels, nous sommes partis ensemble dans l’espace. J’ai pu contempler la terre – la terre qui s’éloignait rapidement, qui devenait petite, si petite, et, oh, le bonheur des champs bleus de ravenna et des oiseaux-voiles au-dessus de nos têtes dans l’air bleuté de notre planète et de retrouver nos autres. Notre relation s’est enrichie de notre aventure terrestre. Cela valait la peine de s’être perdus à nous-mêmes. La rencontre avec toi a dissipé mes voiles d’oubli et m’a permis de redevenir enfin moi-même.