Une TERRE à Soi : HERLAND
Roman peu connu de Charlotte Perkins Gilman, Herland[1], publié en 1915, propose une réécriture surprenante du monde patriarcal victorien en convoquant un univers de type science-fiction : un petit groupe d’explorateurs découvre par hasard une contrée lointaine, un territoire coupé du monde suite à un immense glissement de terrain survenu des siècles auparavant, et qui abrite une société composée exclusivement de femmes. Les trois hommes sont extrêmement déroutés par ces femmes qui ne présentent aucun des signes convenus connotant nécessairement, selon eux, l’appartenance au sexe féminin. Etant restées sans communication aucune avec le reste du monde, les Herlandaises ignorent tout du masculin et ne soupçonnent pas qu’il puisse exister d’autres réalités que la leur. Gilman a su renouveler le genre littéraire des mondes perdus, qui apparaît à la fin de l’ère victorienne, et dont l’intrigue porte sur la découverte d’un monde isolé du reste de l’humanité, en créant une société présentée comme étant au contraire résolument en avance sur le reste de l’humanité.
Alors que la narratrice de The Yellow Wallpaper[2], nouvelle publiée en 1891, était aux prises avec l’angoisse et vouée à la destruction, les personnages-femmes de Herland, comme en écho inversé, sont des êtres libres, qui frappent par leur plénitude et leur sérénité. Il est tentant de penser ces deux ouvrages comme les deux extrêmes d’un continuum, car en en contraste, dans Herland, les choses s’organisent bien différemment : plutôt que d’aboutir au refuge dans la folie, la fuite de l’oppression prend la forme de l’exploration d’un monde autre, par le biais de l’utopie, genre qui convient bien à l’écriture féministe. La formule de Ann J. Lane souligne le trajet parcouru en peu de temps : « “The Yellow Wallpaper” reflects a woman in torment, Herland a woman at play. The caged creature in the first achieves her freedom, and thereby her sanity, in the second[3] ». En effet, « la femme dans le tourment », maintenant libre et sereine, a recouvré « le sens du ludique ». Herland décrit une société imaginaire dont le territoire s’est trouvé mis à l’écart, suite à un immense glissement de terrain, et qui s’est développée sans communication aucune avec le reste du monde depuis des siècles.
Les trois hommes n’identifient pas immédiatement les Herlandaises en tant que femmes parce qu’elles sont sportives, qu’elles n’ont pas peur d’eux et qu’elles ne présentent aucun des signes extérieurs auxquels ils sont habitués (maquillage, colifichets, dentelles, fragilité apparente) : « Nobody will ever believe how they looked. Descriptions aren’t any good when it comes to women, and I never was good at descriptions anyhow. But it’s got to be done somehow; the rest of the world needs to know about that country[4] ». Le sérieux de ce narrateur est mis en contraste avec l’humour de l’énonciation. Quand ils comprennent que ce sont des femmes qu’ils viennent de rencontrer, alors même qu’ils sont en train de découvrir un pays qui leur semble civilisé, ils pensent tout naturellement qu’il doit y avoir des hommes quelque part :
“Only women there – and children,” Jeff urged excitedly.
“But they look – why, this is a civilized country!” I protested. “There must be men.”
“Of course there are men,” said Terry. “Come on, let’s find ’em”[5].
Ce monde de science-fiction est composé exclusivement de femmes. Les Herlandaises se reproduisent par parthénogénèse : « When a woman chose to be a mother, she allowed the child-longing to grow within her till it worked its natural miracle. When she did not so choose she put the whole thing out of her mind[6]. » Les Herlandaises ne soupçonnent pas qu’il puisse exister d’autres réalités que la leur et ignorent donc tout du masculin. C’est à travers le récit de l’un des trois explorateurs que nous est présenté ce monde régi par des principes de vie de femmes, où les lois ont été instituées par des femmes, les maisons construites par des femmes.
[1] Charlotte Perkins Gilman, Herland (1915), The Women’s Press, 1979.
[2] Charlotte Perkins Gilman, The Yellow Wallpaper (1891), Virago Modern Classics, 1981.
[3] Ann J. Lane, introduction, Herland, p. vii.
[4] Herland, p. 1.
[5] Ibid., p. 11.
[6] Ibid., p. 71.